Texte Michelle Debat

Abstraction et photographie

Éloge du risque et goût de la résistance

Proposer de réfléchir aujourd'hui sur le couple : Photographie-Abstraction, peut tenir lieu dans un premier temps de provocation. Or il n'en sera rien sitôt que nous situerons la photographie dans son ontologie et que nous reprendrons le plus simplement possible l'étymologie du mot "Abstraction". A partir de ce moment-là nous découvrirons - comme c'est le cas à propos du cinéma, de la vidéo, des nouveaux médias mais aussi des multiples hybridations que l'art contemporain expérimente depuis déjà une vingtaine d'années - que la photographie est le paradigme par excellence pour penser et l'abstraction en termes de style artistique et la photographie en tant que pratique artistique. Heureuse occurrence pour nous rappeler s'il en était encore besoin, que la photographie semble être advenue non pour dégager à l'aube du vingtième siècle la peinture de "sa construction légitime" mais pour questionner sa logique de représentation.

ABSTRACTION ET PHOTOGRAPHIE: QUELQUES ENJEUX COMMUNS

En liant l'histoire de la représentation du réel à celle des techniques de représentation et notamment à celle construite par l'optique et l'idéologie industrielle de la photographie, Jean-François Lyotard nous rappelle que "Les "peintres modernes" découvrent qu'ils ont à former des images que la photo ne peut pas présenter… qu'ils ont (donc) à présenter qu'il y a quelque chose qui n'est pas présentable selon "la construction légitime."[1] Mais il se trouve que d'une part certains peintres n'ont pas attendu la photographie pour s'éloigner de la "construction légitime" mise en place avec les lois de la perspective albertinienne, mais que nombre de photographes se poseront les mêmes questions à propos de leur moyen technique de représentation du réel. Et c'est déjà là qu'ils découvriront la dimension abstractive de la photographie et œuvreront abstraitement quand d'autres n'y verront encore que représentation et reproduction véridiques du réel. En revanche, si nous acceptons de suivre le philosophe lorsqu'il rattache la peinture des avant-gardes au concept du sublime chez Kant, nous conviendrons que peinture et photographie se rejoignent dans la possibilité de créer, "des objets informes", d'accéder à cette "présence négative" dite aussi "abstraite". L'une et l'autre, grâce à la rencontre de l'abstraction vont alors chacune à leur manière participer à "l'accomplissement de la modernité dans la défaillance du réglage stable entre le sensible et l'intelligible"á, dans l'errance du sens entre l'image et le discours. Proche de Lyotard quant à la pensée de la modernité, Jacques Rancière précise que "le discours moderniste présente la révolution picturale abstraite comme la découverte par la peinture de son "médium propre : la surface bidimensionnelle"[2]. Ceci aurait mis fin en quelque sorte au couple "visible-dicible", qui attribue à la représentation classique "un rapport de correspondance à distance, donnant à "l'imitation" son espace spécifique". C'est cette spécificité-là qui sera battue en brèche par l'abstraction et faussement ou autrement reconquise par la photographie. En permettant, en effet, à l'imitation de conquérir paradoxalement une autonomie de représentation, la photographie aura contribué à transformer la distance entre le dicible et le visible en faille entre le dit et l'apparu.

L'abstraction, au regard de la photographie peut nous surprendre et nous mettre devant une évidence paradoxale: la photographie ne serait-elle pas par nature abstraction, n'entretiendrait-elle pas une logique abstractive qui la dégagerait dans son essence même de certains de ces paradoxes fondamentaux qu'elle nous jette aux yeux et à l'esprit dès que l'on s'intéresse un peu à elle ? Le risque encouru sera bien au-delà des questions d'imitation. Il prendra sur lui d'évacuer le rapport de ressemblance pour lui substituer l'ouverture d'un "rapport de correspondance" nourri d'ambiguïté et de prises de responsabilité.

Et c'est grâce en effet à toute l'ambiguïté que maintient ce "rapport de correspondance" que le risque de la parole deviendra nécessaire. Mais ce risque-là ne sera pas celui qui entraîne l'homme aux limites de ses possibilités physiques ou mentales… bien que… En tous les cas il sera certainement celui d'une résistance à la connaissance, d'une mise en danger de la re-connaissance devant "ce plat " de la page, où Rancière situe ce changement de fonctions des "images", ce "lieu" où se prépare pour une bonne part "la révolution anti-représentative"[3]. Ces nouveaux espaces, bien sûr non réductibles à leur support agissent sur nous et notre environnement à la manière des interfaces informatiques... Mais ce qui nous intéressera ici à propos de la photographie abstraite c'est la force et l'impact d'œuvres souvent transversales où le potentiel d'abstraction de la photographie - et pas seulement l'aspect abstrait de la surface - aura été le moteur de la forme et la mise à l'épreuve du discours. Dès lors, si dans cette contribution nous rencontrerons des œuvres photographiques pouvant être appelées abstraites, il ne sera pas surprenant de trouver dans leur pensée, leur gestation et leur mise à disposition du regard, une richesse de propos et de mises en perspectives convoquant aussi bien le cinéma, la sculpture, l'architecture que la chimie, le dessin, bref l'espace et la trace, le langage et l'écriture. Entre les deux, la photographie se pensera comme "événement non codé"[4] au-delà de ce que Barthes voyait dans la nature non codée de l'image photographique[5].

C'est parce que la photographie est un évènement non codé - contrairement à ce que propose Rosalind Krauss - qu'elle sera l'objet de pensée privilégié de nos photographes dits "abstraits" ; elle sera pour eux l'Idée -au sens deleuzien- de leur démarche intellectuelle et artistique, leur support pratique et réflexif qui leur permettra de passer d'un art à un autre, d'un matériau à un autre sans quitter des yeux et de l'esprit, la photographie. C'est en effet parce que "l'Idée est constituée d'éléments structuraux qui n'ont pas de sens par eux-mêmes, (qu'elle) constitue elle-même le sens de tout ce qu'elle produit"[6]. L'Idée est un vecteur comme la photographie l'est, en tant qu'opération intellectuelle et image "à imaginer". S'il y a sens, celui-ci n'est pas signification[7] car justement il ne peut y avoir du sens que dans l'absence de signification, dans le vertige du regard en passant par le risque du ravissement. C'est ici que l'abstraction et la photographie peuvent se rencontrer et nous donner rendez-vous, une fois rappelées et évacuées certaines ambiguïtés.

En tant que technique de reproduction, obéissant à la représentation perspectiviste, on peut considérer que celle-ci aura contribué d'une certaine façon à réduire cette magie de la distanciation entre le visuel et la parole dès que nous nous souvenons que "représenter c'est nommer" et ce grâce à ou à cause de son procédé optique. Mais d'un autre côté, pour tous ceux qui désireront s'interroger sur ce "qu'est ou peut-être aussi la photographie", qui résisteront à cette bijection fallacieuse entre le mot et l'image, elle se révèlera art de la surface et même art de la matière, prise de risque du mot devant l'image. Ainsi, le risque pour le regardeur de ne pas pouvoir "se raconter une histoire" sera "le plaisir de peine" (pour reprendre l'expression lyotardienne à propos de la catégorie esthétique kantienne du sublime) que le photographe lui offrira.

D'autre part, si étymologiquement "abstraction" signifie sur le plan physique, l'action d'enlever, d'extraire, d'isoler nous pouvons envisager toute image photographique comme capture d'une portion du réel par l'acte même de prise de vue. Nombre d'études ont analysé fort précisément cette spécificité physico-optique de la caméra obscura qui voit dans la photographie un irréversible "coup de la coupe"[8] dans l'espace-temps mais aussi un art du fragment augurant l'ère de la modernité et de ses multiples expérimentations de montage, photomontage, mixage et sampler…

Nous ne reviendrons donc pas ici sur les thèses qui en découlent concernant les qualités de synecdoque de la photographie, la partie prise pour le tout, ou celles évoquant l'impact du jeu champ-hors champ ouvrant sur les questions de réception de l'image photographique dans sa qualité d'instantané prélevé dans un champ spatio-temporel fluctuant.

En revanche, nous nous intéresserons au sens conceptuel que le terme "abstraction" traduit aussi, c'est-à-dire celui d'être une opération intellectuelle qui isole, sélectionne, met en rapport, afin de pouvoir décliner à partir d'un seul concept ou d'une même forme, nombre d'informations, de savoirs, de signes qui sous des contextes variés pourraient paraître étrangers les uns aux autres mais qui traduits dans des structures simples se retrouvent appartenir à la même classe idéelle ou imageante.

LA PHOTOGRAPHIE ABSTRAITE COMME ART DE LA SURFACE. QUESTION DE RESISTANCE

Certaines photographies peuvent induire en erreur par l'aspect déstabilisant de leur surface argentique. Cela peut arriver devant les images de Roselyne Pélaquier. La photographe propose sous le titre générique Les portraits, deux séries de photogrammes de crânes.

Pour Le propre de la figure, il y a eu déposition d'un objet sur le papier sensible - en l'occurrence un crâne - mais tout ce qui accroche notre regard n'est que vibrations de gris, blancheurs irisées, juste de la photographie, rien que du photographique du début à la fin de ses manipulations. Traces, empreintes, dépôts de lumière ou plus exactement, surfaces imageantes résultant de cette contiguïté irrévocable entre des photons et des sels d'argent. Pur jeu de métonymie pour reprendre un terme cher à Rosalind Krauss, qui en s'appuyant sur la trilogie Peirce[9] a proposé de voir dans la photographie un des "arts de d'index" [10]. Ainsi, à propos des rayogrammes de Man Ray, y voit-elle "cette espèce de photo qui tranche la question de l'existence de la photo comme index… le photogramme ne fait que pousser à la limite ou rendre explicite ce qui est vrai de toute photographie. Toute photographie est le résultat d'une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière. La photographie est donc le type d'icône ou de représentation visuelle qui a avec son objet une relation indicielle."[11]

Les photogrammes de crânes que Roselyne Pelaquier propose, participent à la fois de la définition de l'index mais aussi de l'indice en sachant que ce que l'on voit sur le papier photographique n'est pas non plus exactement la trace ou l'empreinte de "ce" qui a touché la surface sensible. En effet, il s'agirait plutôt d'une déperdition ou tout au moins d'une déclinaison de la forme en figure, du crâne en visage "dé-visagé", de la lumière en matière.

Le choix de la technique du photogramme n'est pas comme nous pourrions le retrouver dans l'histoire de la photographie un choix d'expérimentation du support. Choix qui aboutit la plupart du temps à produire des images photographiques où le jeu formel concourt à voir de l'abstrait dans leur proposition visuelle. Il n'est qu'à nous rappeler la production des photographes du Bauhaus mais nous pourrions bien sûr y ajouter tant d'autres, tels Tabard, Catherineau, Bruguière....

Chez Roselyne Pelaquier, le choix de la technique du photogramme résulte d'un questionnement sur l'origine théologique de l'image photographique dès que l'on s'intéresse à la légitimation de la représentation (du Christ), à savoir, la Sainte Face ou la vera icona, image dite acheiropoïete, image non faite par la main de l'homme mais obtenue par contact direct avec l'objet touché. Et là retrouvons-nous la question de l'icône et de l'iconoclasme, les termes fondateurs de cette crise de l'image qui posa déjà le problème de la figuration ou de la non-figuration, de son droit ou non mais surtout du pouvoir que l'homme en tirera quant à la teneur du discours qu'il pourra y rapporter. Résister à la figuration pour pouvoir imaginer, voir, croire, jouir librement ou recourir à la représentation pour convaincre, posséder, diriger et gouverner? Tel est le dilemme théologique et épistémologique d'où l'abstraction naîtra.

Cette représentation par le corps - vera iconica- qui en effet a défini le statut de l'image pour la civilisation chrétienne dans son manque épistémologique fondamental, cette impossibilité de faire coïncider le réel et le vrai aura tôt fait de questionner le statut de la photographie. Celle-ci aura en effet contribué à réactiver passionnément le débat autour des approches théoriques de l'icône. Si le sémioticien la définissait comme "un signe qui renvoie à l'objet qu'il dénote simplement en vertu des caractères qu'il possède, que cet objet existe réellement ou non"[12], rappelons-nous concrètement que "l'icône est cette image de bois, de peinture et de cire qui montre le corps du Dieu qui s'est incarné, qui démontre que le corps de Dieu s'est incarné. L'icône pose la question de la relation d'objet et des formations imaginaires qui s'y greffent pour que cet objet devienne objet de désir, et objet de pensée"[13]. Ainsi a-t-on pu employer pour des peintures fondatrices de l'art abstrait, tel le carré blanc sur blanc (1918) de Malévitch le terme d'icônes. Donner la preuve que quelque chose de réel s'est passé même si on est en peine de retrouver un jour la cause matérielle originelle. Permettre à notre pensée de faire image, et non l'inverse. Le dit, l'inscrit au service du visuel et non le vu au service de l'écrit ou de la parole. Voilà ce que nous soufflent les photogrammes de Roselyne Pélaquier.

L'artiste précise d'ailleurs que "le photogramme pose autrement la question du rapport au réel: il est du côté du toucher, du contact. Il privilégie la proximité au lieu de l'espace. L'aplat au lieu du point focal. La peau au lieu des yeux. Il fait confiance à l'épaisseur de l'ombre"[14]. Le crâne ainsi posé, fait obstacle à la lumière tout en contribuant à dessiner la forme. Mais forme de qui et de quoi? Forme qui atteste juste que quelque chose s'est passé entre l'objet et le support, ce quelque chose de non référencé dans la décomposition du procédé photographique et pourtant impérieusement réel dans la trace qu'il en laisse. Forme qui s'est débarrassée de l'image du crâne pour n'être plus que l'attestation d'un passage plus ou moins prolongé sur une surface pleine de sensibilité. Laissé un certain temps sur le support sensible, le crâne à son tour renvoie de la lumière sur le papier photographique. Ainsi, non seulement, ces plages luminescences de gris sur fond noir attestent du secret de la surface photographique, de sa matérialité énigmatique et toujours convoitée mais elles classent aussi fort justement ces photographies dans la catégorie du signe indiciel puisqu' "un indice est un signe qui renvoie à l'objet qu'il dénote parce qu'il est réellement affecté par cet objet…(et) dans la mesure où l'indice est affecté par l'objet, il a nécessairement quelque qualité en commun avec l'objet, et c'est eu égard aux qualités qu'il peut avoir en commun avec l'objet, qu'il renvoie à cet objet. Il implique donc une sorte d'icône, bien que ce soit une icône d'un genre particulier, et ce n'est pas la simple ressemblance qu'il a avec l'objet, même à cet égard, qui en fait un signe, mais sa modification réelle par l'objet"[15].L'objet crâne a transformé le support photographique, délestant l'image du crâne de sa représentation figurative. Le propre de la figure n'est plus qu'ouverture figurale donnée à tout visage ré-inventé.

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LA PHOTOGRAPHIE ABSTRAITE COMME ART DU "PLAT". LE DEPLAISIR DU RISQUE

C'est grâce à la surface que perdure dans l'histoire des arts, une certaine pensée de l'espace mais que s'instaure aussi un nouveau système visuel. Epiderme du corps de l'image, la surface réconcilie la notion de support avec celle de l'image. Mais si pour la peinture, il pouvait s'agir de montrer une épaisseur réelle de la surface, un recouvrement même minimal, pour l'image photographique, consanguine à l'objet-photographie, il s'est agi de compter à rebours. La photographie a intériorisé "son relief", par une suite d'abstractions physico-chimique, bien avant la peinture, seulement pour "être". Vivant alors avec lui presque en trop grande complicité, elle n'a pas su ou voulu toujours le voir. Seuls quelques photographes l'ont aidée à prendre "son envol", son autonomie d'espace, de mise en vue. La force de l'image photographique, son potentiel d'abstraction est ici, dans le fait d'avoir dans son corps cette épaisseur congénitale à partir de laquelle elle peut jouer ne serait-ce que pour venger son image plate et plane. Car "une surface" n'est pas simplement une composition géométrique de lignes; C'est une forme de partage du sensible. Ecriture et peinture étaient pour Platon des surfaces équivalentes de signes muets, privés du souffle qui anime et transporte la parole vivante. Le plat, dans cette logique, ne s'oppose pas au profond, au sens du tridimensionnel. Il s'oppose au "vivant". C'est à l'acte de parole "vivant", conduit par le locuteur vers le destinataire adéquat, que s'oppose la surface muette des signes peints"[16].

Ainsi pour l'auteur, mais aussi pour l'historien et le théoricien de l'art, la troisième dimension aurait permis de faire parler, de dire et surtout de narrer, de raconter, de se raconter une histoire alors que la narration ne se confond pas avec l'ordre de la représentation. Or c'est bien à cette substitution que convie la photographie figurative. Pas de risque pris par son regardeur: ce que l'on peut dire de ce que l'on voit, c'est à coup sûr ce que l'on voit. La parole, le discours, l'histoire fusent jusqu'à oublier ce que nous savons tous en théorie ou par intuition, à savoir que la photographie ne nous dit rien sur ce qu'elle nous montre, qu'elle place seulement toute chose devant nous, un point c'est tout.

Ainsi en est-il de la seconde série de photogrammes de Roselyne Pelaquier, Le corps pensif. Sans réduire son travail photographique à un travail conceptuel, ce serait même le contraire, ces photographies peuvent induire en erreur le regardeur pressé tant l'aspect de découpage-collage par le jeu de formes noires "sur" fond blanc, ou l'inverse, semble résulter d'une action graphique ou au mieux plastique. Mais n'est-on pas ici en présence de cet art du plat qui ne convoque pas la parole mais le visuel, le signe mais pas la phrase. La forme prédomine dans ces espaces blancs déchirés d'entailles noires. Le linéament noir, c'est la lumière entre les morceaux de crâne devenus lumineux. L'artiste a procédé à un arrangement "entre les morts" pour que la forme advienne grâce à eux. Au delà de signes calligraphiques que l'on voudrait bien y voir, il s'agit de se laisser absorber par cette qualité de "purs rapports" que Meyer Schapiro reconnaissait dans la peinture abstraite de Mondrian. Proches de la construction des images préhistoriques qui utilisaient la roche à la fois comme écran de projection du geste et surface d'inscription du trait, les photogrammes de Roselyne Pelaquier retrouvent cette osmose primitive entre le support et la surface. Une fois la matérialité du support respectée dans son potentiel de création, l'image devient alors figuration du support et non celle d'une inaccessible réalité. Le support est dans ce cas le lieu d'où part la création. Il en est le stimulateur, le déclencheur et l'artiste ne fait que faire coïncider, ou n'attend que de reconnaître cet appel de la matière avec l'attente de son esprit. Le support n'est plus écran mais s'identifie comme plan médiateur grâce auquel se met à faire image une matière nourrie d'idées. Le support n'est plus dans une situation de passivité. Il agit et interagit avec ses "fauteurs de trouble" que sont ses différents scripteurs (lumière, mains, outils divers). C'est lui qui dit son mot dans l'espace qu'il propose tant aux yeux qu'à l'esprit. N'étant pas le receveur d'une certaine configuration de l'espace, il en est sa condition et en contre-partie son principe structural. Ainsi "dès le moment où le support entre comme composante d'un procès, il y est immédiatement médiatisé (ses propriétés sont citées, accentuées, déplacées, ironisées, manipulées…)"[17] et la surface d'inscription de l'image affirme celle du support sans s'y substituer. Que ce dernier ait une épaisseur physique conséquente ou non, peu importe! Seule compte l'unité "syntaxique" construite par le procédé plastique employé.

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Michelle Debat

LIGEIA (Dossiers sur l’art), N° 37-38-39-40,

Octobre 2001-Juin 2002 : Abstractions,

p.175-190 [extraits]

[1] Jean-François Lyotard, L'inhumain, causeries sur le temps, Galilée, collection débats, Paris, 1998. p.136. Dans son analyse de L'enjeu des avant-gardes picturales, Lyotard rappelle leur interrogation fondamentale: "Qu'est-ce que la peinture?". "L'une après l'autre, les présuppositions impliquées par l'exercice du métier sont soumises à l'essai et contestation… Les "peintre modernes" découvrent qu'ils ont à former des images que la photo ne peut pas présenter du fait que ces mêmes présupposés que leur recherche interroge et découvre sont ceux qui régissent la fabrication des appareils photographiques et que, dans l'industrie photographique, ils servent à définir le résultat idéal, "la bonne photo". Ils découvrent qu'ils ont à présenter qu'il y a quelque chose qui n'est pas présentable selon "la construction légitime". Ils se mettent à bouleverser les prétendues "données visuelles" de façon à rendre visible le fait que le champ visuel cache et exige des invisibles, qu'il ne relève pas seulement de l'œil (du prince) mais de l'esprit (vagabond)."p.136.

[2] Jacques Rancière, Le partage du sensible, La fabrique-éditions, Paris 2000. pp18-20. En s'appuyant sur les thèses de Lyotard. Rancière reprend dans son analyse des rapports qu'il établit entre le politique et l'esthétiquep..20.

[3] Jacques Rancière, Op, cit,. p.19.

[4] Il est intéressant de voir que Rosalind Krauss, une des théoriciennes de l'art les plus innovatrices dans les années 70-80, par son approche indicielle de l'art contemporain (cf, note 7 ) écrit justement à propos de "La photographie, modèle de l'abstraction" in "Notes sur l'index" in Macula n°5/6, Paris, 1979: "Dans l'écart entre la photo et ce qu'on pourrait appeler la syntaxe, il y a la présence muette d'un événement codé. Et cette sorte particulière de présence que les artistes abstraits semblent à présent vouloir dégager". p.171. Nous tenterons ici de déplacer cet événement codé à l'intérieur même de la logique de création de nos artistes, qui tous partent d'une Idée de la photographie pour en faire et en faire la réflexion tendue de leur travail. Pas étonnant alors qur Rosalind Krauss ait choisi pour son propre texte de s'appuyer sur des artistes pratiquant la danse, la sculpture ou la peinture. A notre tour d'envisager ici la photographie comme un paradigme qui permet de décoder ces nouveaux chemins de la perception.

[5] Roland Barthes, "Rhétorique de l'image", in Communication , n°4, 1964. A propos de son approche sémantique de l'image photographique comme message il écrit: "Ce qui spécifie ce…message, c'est en effet que le rapport du signifié et du signifiant est quasi-tautologique; sans doute la photographie implique un certain aménagement de la scène (cadrage, réduction, aplatissement) mais ce passage n'est pas une transformation (comme peut l'être un codage; il y a ici perte de m'équivalence (propre aux vrais systèmes de signes) et position d'une quasi-identité. Autrement dit, le signe de ce message n'est plus puisé dans une réserve institutionnelle, il n'est pas codé, et l'on a affaire à ce paradoxe d'un message sans code". p.42.

[6] Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1976.p.201.

[7] Idem, Deleuze nous rappelle précisément que la signification " renvoie elle seulement au concept et à la manière dont il se rapporte à des objets conditionnés dans un champ de représentation".p.201.

[8] "Le coup de la coupe" étant une des définition que Philippe Dubois, dans L'acte photographique" , Nathan, Paris,1990, aura argumenté autour des questions d'espace et de temps. Rappelons aussi que l'auteur s'intéressera aux mythes fondateurs de la photographie, le miroir, l'ombre, convoquera Barthes aussi bien que Freud pour nous rappeler que la photographie fait appel aussi bien à la mémoire qu'à notre propre et unique perception visuelle.

[9] Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Editions du Seuil, Paris, 1978. L'auteur distingue trois types de signes, index, icône, symbole et tout en rapprochant la photographie de l'icône l'en différencie dans sa qualité d'indice, c'est à dire signe qui entretient avec son référent une "connexion physique": "Les photographies, et en particulier les photographies instantanées, sont très instructives parce que nous savons qu'à certains égards elles ressemblent exactement aux objets qu'elles représentent. Mais cette ressemblance est due aux photographies qui ont été produites dans des circonstances telles qu'elles étaient physiquement forcées de correspondre point par point à la nature. De ce point de vue, donc, elles appartiennent à la seconde classe des signes: les signes par connexion physique". p.151.

[10] Rosalind Krauss, "Notes sur l'index" in Macula n°5/6, Paris, 1979. Augurant le terme de "photographique" qui devait faire fortune dans les nombreux textes théoriques sur la photographie publiés dans les années 80, l'auteur en faisait déjà un paradigme permettant de penser la nouvelle logique de l'art contemporain: "L'art de l'index peut prendre toutes les formes possibles, mais sa structure est invariable…La notion actuelle de pluralisme stylistique …doit être remplacée par un mode de description plus efficace de l'art du présent: une description qui rend compte du déterminisme historique qui y est à l'œuvre. Pour ce faire, j'ai ouvert une nouvelle rubrique, "l'art de l'index", un terme que l'on pourrait facilement remplacer par un autre: le photographique"". p.175.

L'auteur publiera quelques années plus tard, Le photographique, Pour une Théorie des Ecarts, Macula, Paris, 1990. Ouvrage faisant référence pout tous ceux qui s'intéresseront à la théorie de la photographie.

[11] Idem.p.168.

[12] Charles S. Peirce, Op.cit.,p.140.

[13] Marie-Josée Baudinet, "Economie et idôlatrie durant la crise de l'iconoclasme byzantin" in Image et signification, Rencontres de l'Ecole du Louvre, éd. La Documentation Française, Paris, 1983. p. 183.

Analysant la crise de l'iconoclasme byzantin autour de 820, l'auteur s'intéresse à l'enjeu que fut l'image, enjeu existentiel mais aussi économique dans cette querelle entre iconoclastes et iconodoules

[14] Roselyne Pelaquier, " Le corps pensif", Conférence non publiée, donnée par l'artiste lors de son exposition à Lorient dans le cadre du colloque sur "La représentation de la mort", Université de Bretagne-sud, Lorient, nov 2000.

[15] Charles S. Peirce, Op.cit., p.140.

[16] Jacques Rancière, Op, cit,. p. 19.

[17] Jean-Claude Bonne, "Fond, surfaces, support" in Cahier pour un temps-Panofsky, Centre Georges Pompidou, Ed. Pandora, Paris, 1983, p. 117-133.

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