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Pourquoi la Rose?

Pourquoi la Rose ? Parce qu’elle n’a cessé de s’interroger à propos de son nom et, d’ailleurs, de tous les noms que le langage humain a mis à notre disposition, et de questionner leur capacité à représenter. Plus généralement, ce qui préoccupe Roselyne Pélaquier plus que tout, et qu’elle tente sans cesse de mettre en oeuvre(s), c’est la question même de la représentation et de sa mise en scène. De cette circularité naît tout son travail et l’imbrication organique qu’elle met en acte entre elle-même, la fuite éperdue de tout objet et la désintégration du processus photographique. Depuis plus de trente ans, elle n’a cessé d’exercer cette tension, de pousser la représentation dans ses retranchements et de réduire le sujet à son ombre. Et le fait qu’elle se mette en scène, que son corps, sa position d’artiste, son nom constituent le matériau de son œuvre, parmi les autres artistes, les animaux, les végétaux et les minéraux de la création et entre tous les restes épars de l’humanité, témoigne que son propre devenir est partie prenante de ce travail de réduction. De là vient que dans son oeuvre, acteur, objet et processus ne cessent de se poursuivre et de se mêler, en un mouvement sans fin.

Les premiers travaux entretenaient déjà une indécision : celle qui règne entre image et écriture, l’une se nourrissant du corps de l’autre. Mais plus le corps devient ténu, plus les moyens mis en œuvre se réduisent. Comment représenter des êtres qui n’ont plus rien de présentable, ni même de représentable ? Que faire des os brisés, dispersés, privés de nom, d’identité ? Représenter l’inidentifiable, est-ce encore représenter? Tenter de résoudre le dilemme de la représentation, implique un acte qui relève de la présentation : au fur et à mesure que le motif s’amenuise, la technique s’appauvrit, se déleste de ses procédures, abolit la distance avec le sujet, laisse la place au contact. Les photogrammes réduisent la distance et le temps d’appréhension de l’objet : l’empreinte lumineuse y devient directe, sans la médiation des étapes successives du processus photographique (prise de vue, négatif, développement, tirage, développement…). Lors d’une étape ultérieure, l’artiste agit directement sur la surface sensible, en y dessinant à la pointe sèche un contour que seul le révélateur pourra faire apparaître. L’incision du support annonce alors celle qui sera faite plus tard sur le tain du miroir.

Un des termes de cette démarche est atteint quand la surface sensible du papier, couverte de pétales de rose, est offerte à la pleine lumière du soleil. Au moment même où cette dernière engendre une image, elle commence aussitôt à la détruire de manière irrémédiable, sans qu’aucun traitement chimique ne vienne arrêter ce processus. S’il est d’usage de dire que la représentation permet de prolonger la vie, de fixer l’image du sujet par delà sa matérialité, la voici maintenant plus fragile que l’objet représenté, et ce n’est pas le temps qui la détruit, mais la lumière même qui, après l’avoir rendue visible, la fait disparaître à jamais. Le spectateur doit savoir qu’il altèrera l’image chaque fois qu’il la sortira de l’obscurité pour la regarder. Le caractère inéluctablement périssable de toute oeuvre est porté ici à son comble.

Avec le conformateur, autre détour : il ne s’agit plus de morts, mais de vivants. L’utilisation d’un instrument de chapelier qui s’ajuste à la tête pour en livrer une figure perforée vide de toute image, laisse planer un doute : cette collecte mécanique d’empreintes prend une allure policière où l’identité du sujet est comme dérobée. Pourtant, si la lumière traverse ces figures, elles se transforment en auréoles. L’artiste fait aussi des empreintes de sa propre tête directement dans des reproductions d’oeuvres d’art : nouvelle tentative de s’inscrire dans l’histoire de l’art

En venir au miroir, c’est remonter plus haut encore dans l’histoire de l’image, retourner à un artefact antérieur à la photographie, à une surface encore dénuée de toute capacité mémorielle. Inciser le tain du miroir, l’entamer, l’évider, le percer à jour, passer outre, l’empêcher de réfléchir, défaire de l’intérieur l’image qu’il renvoie, au lieu même où elle se forme, c’est sortir le spectateur de la chambre d’Echo/Narcisse où il voudrait s’enfermer. Glisser dans cet espace ouvert les figures de travaux antérieurs (dessins de crânes, « portraits au conformateur »), y graver des photogrammes de crânes, c’est à la fois prendre au piège ces fantômes et faire retour sur soi. A terme, les mettre en scène sur le grand échiquier De l’autre côté du miroir revient à les insérer dans un espace commun : toutes les figures y sont prises dans un même récit. Ainsi se voit renommé ce qui avait perdu toute identité. Enfin, dans une installation où l’échiquier se projette sur toutes les faces d’un volume clos, l’effet des miroirs se voit mis en abîme.

Depuis l’origine de ce travail, la question de la nomination redouble l’incertitude de la représentation. Ecrire au révélateur des noms d’artistes prélevés dans les plus grands musées jusqu’à en révéler l’image de son propre corps, écrire de la même façon des noms d’animaux jusqu’à faire apparaître l’image d’autres animaux ou ceux de fossiles dont l’accumulation a bâti une montagne, c’est questionner le pouvoir des mots dans la création, à tous les sens du terme. Le nom de la Rose témoigne de cette fragilité : comment le lier au reste de l’univers et même au monde de l’art ? Par la seule vertu de ces quatre lettres, R.O.S.E., qui servent d’initiales à une multitude de mots et de noms? Par des images de doigts tournant les pages d’une flore ? Ou par la généalogie, la litanie des prénoms et des patronymes portés dans une même famille ? Le culte des ancêtres rejoint ici la fascination des noms. L’usage des reliques est du même ordre : le contact, le toucher d’os qui par leur sainteté supposée étaient censés reliés au divin est une autre forme d’inscription des corps ; en atteste l’existence d’accumulations de fragments dont les listes interminables, garantes de la richesse des monastères, sont consignées dans les archives.

A la fin des fins de tout ce travail persiste comme une énigme la question du traitement des restes : photogrammes d’ossements, de poussière d’os détachée des crânes, de cheveux de l’artiste, de sable déposé sur le papier sensible ; restes du travail lui-même : épreuves anciennes servant de fond à d’autres oeuvres, particules d’oxyde d’argent des bains photographiques déposées aléatoirement sur des filtres, poussière de tain de miroir compactée pour occulter un autre miroir…

Régler les problèmes de deuil que les générations précédentes n’ont pas su accomplir passe par la longue confrontation de son nom avec tant d’autres noms, de son propre corps avec les corps morts, de sa figure avec elle-même. Là où d’autres s’évertuent à montrer, à démontrer, Roselyne Pélaquier se soucie de défaire, de démonter. Son action est de mêler et de dissoudre : l’écriture dans les corps, les corps dans l’écriture, les corps dans la pierre, la pierre dans les corps, les os dans la lumière, la lumière dans les os, la Rose dans la lumière, l’univers dans la Rose, dans le miroir et de l’autre côté du miroir, et partout la poussière et le sable. Tout doit disparaître sous le soleil, mais de ce tout restent des riens et ces riens prennent forme : travail sur des fantômes où la technique elle-même devient fantôme, s’efface et disparaît. De l’autre côté du miroir, s’ouvre alors un autre monde d’où l’artiste, progressivement affranchie des pesanteurs du processus photographique, ne cesse de narguer l’interdit de la représentation.

Elie Pélaquier

juin 2013